lundi 21 novembre 2016

Du point de vue prolétarien - Matériaux pour une émission (11)

Du point de vue prolétarien.


Quelles sont les conditions de possibilité d'une connaissance de la réification? Quelle perspective peut déchirer le voile mystificateur de la "choséité"? A partir de quel point de vue peut-on découvrir le noyau social et humain derrière les formes réifiées de l'univers mar­chand?

Autour de cette problématique, Lukács avance quelques éléments pour une sociologie marxiste de la connaissance, qui, malgré leur caractère fragmentaire et non systématisé, pré­sentent le plus grand intérêt méthodologique. Son hypothèse fondamentale est "l'intime interaction entre la méthode scientifique qui naît de l'être social d'une classe, de ses nécessités et de ses besoins de maîtriser conceptuellement cet être, et l'être même de la classe (18)".

Par rapport à la réification, cela signifie que les différentes classes sociales ont une démarche cognitive distincte, et une capacité de compréhension différente du phénomène, de sa genèse et de sa structure. La capacité ou incapacité d'un économiste à dépasser l'immédiateté, la forme réifiée des rapports socio-économiques, ne découle pas de ses qualités individuelles, mais du point de vue de classe ("l'être social") auquel se rattache son interprétation de la réalité.


Pour Lukács, une science qui se situe du point de vue de la bourgeoisie ne peut pas percer à jour les formes réifiées; les limites de la pensée bourgeoise se situent déjà au niveau de sa problé­matique, des questions qu'elle pose ou refuse de poser. Les questions sur la naissance et la dispa­rition des formes capitalistes et du rapport marchand tendent à s'éclipser de l'horizon intel­lectuel qui correspond à l'être social de la bour­geoisie, dans la mesure où pour celle-ci "le monde réifié apparaît [... ] comme le seul monde pos­sible (19)". La pensée bourgeoise se heurte ainsi à une barrière infranchissable, par son refus d'envi­sager l'historicité de l'ordre des choses existant, considéré comme immuable et régi par des "lois naturelles". La conscience de classe de la bour­geoisie, qui est liée à la situation objective de la classe, tend à l'occultation de la réalité "dès l'instant où surgissent des problèmes dont la solution renvoie au-delà du capitalisme (20 )".

Cela ne signifie nullement qu'il faudrait faire tabula rasa de la pensée bourgeoise, de l'ignorer comme une "erreur", dépourvue de valeur cogni­tive, ou de la rejeter comme une "idéologie préscientifique". Malgré son caractère unilatéral, la science produite par les grands penseurs origi­naux de la bourgeoisie (qu'il faut distinguer des épigones, éclectiques et apologistes) est, d'après Lukács, "un moment nécessaire dans l'édifice méthodologique de la connaissance sociale (21)", D'autre part, la pensée bourgeoise peut atteindre une vision claire de problèmes particuliers, de certaines connexions de faits économiques, sans pour autant pouvoir dépasser certaines limites précises dans la compréhension de la totalité du mouvement social et historique (22).

Paradoxalement, Lukács n'essaye pas de découvrir les racines sociales du courant néo-romantique, et ne pose pas la question du point de vue de classe des sociologues allemands dont il s'inspire: Tönnies, Simmel, Weber, etc. Il y a dans Histoire et conscience de classe une référence intéressante au romantisme anticapitaliste (le terme n'apparaît pas encore), à propos de Sismondi et de Carlyle: les deux sont décrits comme auteurs d'une analyse du capitalisme et de la bourgeoisie d'un point de vue "féodal et réactionnaire", mais en même temps éclairant et critique.

L'oeuvre de Sismondi constitue aux yeux de Lukács la première reconnaissance de la vraie problématique du capitalisme — malgré ses buts réactionnaires. Quant à Carlyle, il est pour lui un des auteurs qui ont décrit, de la façon la plus vigoureuse, "l'inhumanité, l'essence tyran­ nique et destructrice de toute humanité inhérente au capitalisme", même si son opposition de l'"organicité" du passé à la réification moderne a — comme chez les romantiques en général — un caractère "nettement réactionnaire"(23).

Lukács n'essaye pas de rattacher les sociolo­gues allemands du tournant du siècle à ce courant (il le fera plus tard, mais de façon très schémati­que et négative, dans la Destruction de la raison, (1953); au contraire, il se contente de classer Simmel sommairement sous l'enseigne "pensée bourgeoise"; il reconnaît, néanmoins, qu'il appartient à une catégorie à part: celle des penseurs qui ne veulent pas nier ou camoufler le phéno­mène de la réification, "qui ont même vu plus ou moins clairement ses conséquences humaines désastreuses", mais qui ne vont pas au-delà de la simple description, qui restent au niveau des formes extérieures d'apparition (par exemple l'ar­gent), et surtout, qui envisagent la réification comme un fait intemporel, comme le fait par exemple Simmel dans la Philosophie de l'argent (1900), livre que Lukács juge "très pénétrant et intéressant dans les détails (24)". Après sa dé­monstration vigoureuse de l'impossibilité de saisir, du point de vue de la bourgeoisie, le phénomène de la réification (et encore moins de le critiquer comme inhumain) comment Lukács explique-t-il l'apparition d'une pensée "bourgeoise" comme celle de Simmel ? En réalité, la problématique de Simmel est étroitement liée au courant anticapi­taliste romantique, qui exprime les aspirations, critiques et conceptions de couches précapitalistes, (non bourgeoises) comme par exemple le mandarinat universitaire allemand traditionnel, menacées par le développement vertigineux du capitalisme industriel en Allemagne. L'incapacité ou le refus d'analyser les bases socio-historiques de la science sociale allemande du tournant du siècle — c'est-à-dire d'une des principales source de sa propre pensée — est une des limitations) plus évidentes de la sociologie de la connaissance esquissée par Lukács dans Histoire et conscience de classe. A ce propos, le silence sur Max Weber est caractéristique: la justesse, la pertinence et l'intérêt de certaines de ses analyses du capitalisme, de la réification ou de l'État moderne sont, soulignés à plusieurs reprises par Lukács, sans qu'il essaye de poser la question du point de vue de classe du maître de Heidelberg. Ce silence résulte, à notre avis, du modèle dychotomique utilisé par Lukács, qui tend à considérer la bourgeoisie et le prolétariat comme les seules classes capables de développer un point de vue globalisant (totalisateur) sur la réalité sociale, modèle à l'intérieur duquel la science de Max Weber, avec ses étranges convergences avec le marxisme, est rigoureusement "inclassable" (25).

On sait que dans la Destruction de la raison (1953) — un ouvrage marqué par l'empreinte du stalinisme —, Lukács va condamner Max Weber, Simmel, Tönnies, Dilthey, etc., au purgatoire des penseurs "irrationalistes", involontairement pré­curseurs du fascisme. Par contre, en 1966, dans une conversation avec Abendroth, Kofler et Holz, le vieux Lukács "poststalinien" affirmera: "au­jourd'hui il ne me déplait pas d'avoir appris les premiers éléments de la science sociale chez Simmel et Max Weber, plutôt que chez Kautsky. Et je ne sais pas si l'on ne pourrait pas dire que pour mon évolution cela a été une circonstance favorable (26)." En effet, comme il le reconnaît lui-même, implicitement la contribution de la sociologie allemande critique du début du siècle a été mise à profit par Lukács pour combattre le courant néo-positiviste, évolutionniste et teinté d'économisme, qui dominait la doctrine officielle de la IIe Internationale, et pour façonner sa propre interprétation historiciste-révolutionnaire du marxisme.

 Si, du point de vue de la bourgeoisie, on ne peut pas déchirer le voile de la réification et si les penseurs comme Simmel restent au niveau de la surface, de quel point de vue de classe la com­préhension authentique de la réalité sociale capi­taliste et la dissolution des formes réifiées est-elle possible? Dans Histoire et conscience de classe Lukács attribue au point de vue du prolétariat la possibilité objective d'accéder à la compréhension de la totalité sociale et à la connaissance du substrat réel derrière les multiples figures de la réification. Pourquoi ce privilège épistémologique pour la perspective prolétarienne? Précisément parce que dans le prolétariat la réification atteint son paroxysme, sa forme la plus complète et la plus radicale: contrairement au capitaliste, qui a l'illusion d'une activité autonome, l'ouvrier est explicitement réduit à l'état de pure marchandise, à une pure quantité, à un pur objet du processus de production. Cependant, il tend à résister à cette réification totale, tout d'abord dans la mesure où il ressent les différences quantitatives du temps de travail — simple chiffre calculable pour le capitaliste — comme des "catégories décisives et quantitatives de toute son existence physique, mentale, morale, etc. (27)." Lukács ne développe pas cette remarque, mais elle permet précisément de comprendre pourquoi la revendication de la journée de travail de 8 heures a eu une place tellement importante dans la genèse du mouvement ouvrier organisé moderne. A partir de cette première résistance à la quantification et "chosification" de sa force de travail, c'est sa propre condition de marchandise (et, par la suite, selon Lukács, l'ensemble du système réifié) qui se trouve mise en question par le travailleur: "En se manifestant, l'objectivité spéciale de cette sorte de marchandise qui, sous une enveloppe réifiée, est une relation entre hommes, sous une croûte quantitative, un noyau qualitatif vivant, permet de dévoiler le caractère fétichiste de toute mar­chandise, caractère fondé sur la force de travail comme marchandise (28)." La reconnaissance que les formes d'objectivité sociale ne sont pas des choses mais des relations entre hommes aboutit à leur complète dissolution en processus: la "choséité" (Dinghaftigkeit) du capital se dissout dans le mouvement de sa production et reproduc­tion par le prolétariat; qui apparaît maintenant comme le véritable sujet de ce processus (29). Nous ne pouvons pas, dans le cadre de cet essai, examiner les diverses implications et problè­mes soulevés par cette thèse de Lukács; nous nous limiterons à remarquer qu'elle pourrait faci­lement conduire à un réductionnisme socio­logique, par exemple en identifiant la connais­sance objective de la réification avec la conscience de classe empiriquement donnée du proléta­riat. Lukács essaie d'échapper à ce danger en sou­lignant que le point de vue du prolétariat offre seulement la possibilité objective d'une con­naissance plus adéquate de la société capitaliste et de ses formes réifiées(30). Le zugerechnetes Bewusstsein, la conscience de classe "adjugée", ou, pour employer le terme proposé par Lucien Goldmann, la conscience possible du prolétariat, qui dissout la pétrification réifiée, n'est pas l'ensemble des pensées empiriquement vérifiable dans la classe ouvrière à un moment donné, mais l'expression rationnelle adéquate des intérêts objectifs de la classe (31). En d'autres termes: le privilège épistémologique (le terme n'est pas de Lukács) attribué au prolétariat par rapport aux autres classes sociales ne signifie nullement que toute connaissance qui se situe dans le camp du mouvement ouvrier est plus adéquate — sinon comment expliquer que Simmel et Weber étaient à certains égards préférables à Kautsky? —, mais uniquement que le point de vue prolétarien ouvre la possibilité d'une connaissance qualitativement supérieure.


Extrait de Marxisme et romantisme révolutionnaire (essais sur Lukács et Rosa Luxemburg) de Michael Löwy. Editions le Sycomore 1979.

NOTES


(18)HCC, p. 135.

(19) HCC, p. 140,

(20) HCC, p. 77.

(21) HCC p. 205.

(22) HCC, p. 261.

(23) HCC, pp. 57, 173, 235, 260.

(24) HCC p.123.

(25) HCC, p.83 Pour une esquisse d'analyse de la vision de Max Weber et de ses liens complexes avec l'anticapitalisme romantique, voir notre ouvrage Pour une sociologie des intellectuels...pp.44-51.

(26) Conversazioni con Lukacs, di Wolfgang Abendroth, Hans Heinz, Leo Kofler, De Donato Editore. 1968. p 122.

(27) HCC, pp. 207-208.

(28 ) HCC. p. 211.

(29 HCC. p. 224; Geschichte und Klassenbewusstsein, p. 366.

(30) Sur la différence entre le concept de possibilité objective chez Max Weber et chez Lukács, voir Arato, op. cit., pp. 62-63.