vendredi 21 octobre 2016

Le concept thompsonien de conscience de classe - Matériaux pour une émission (5)

Le concept thompsonien de conscience de classe


Matériaux pour une émission (5)


"Résumons à présent en quelques thèses le concept thompsonien (1) de conscience de classe. Dans le rapport qu’elle entretient à des conditions déterminant objectivement son existence, mais qu’elle entreprend de transformer, la conscience est donc ici formatrice d’un sujet (collectif) ; pourtant, la conscience de classe est avant tout un « phénomène historique » situé en-deçà de la distinction sujet/objet : elle unifie « des événements disparates et sans lien apparent, tant dans l’objectivité de l’expérience que dans la conscience » (p. 15). Elle est ensuite un phénomène relationnel, à penser en termes dynamiques – « la classe est un rapport et non une chose » (p. 17) – et, plus encore, en termes de rapports vécus : elle est « quelque chose qui se passe en fait (…) dans les rapports humains » (p. 15). Elle n’est dès lors ni une structure a priori de l’expérience ni une catégorie simplement descriptive, puisqu’elle « implique celle de rapport historique. Comme tout autre rapport, c’est un phénomène dynamique qui échappe à l’analyse dès lors qu’on tente de le figer à un moment particulier pour en dégager les composantes (…). Ce rapport doit toujours s’incarner dans des hommes et un contexte réels » (p. 15).

Dans le contexte qui est le nôtre, cette dimension relationnelle ne pourra être envisagée qu’à partir de sa nature agonistique. Ainsi que Thompson l’écrit du mouvement luddite, « dans les contrées du cœur de la révolution industrielle, on voyait apparaître de nouvelles institutions, de nouvelles attitudes, de nouveaux cadres communautaires, qui étaient destinés, consciemment et inconsciemment, à résister à l’intrusion du magistrat, de l’employeur, du pasteur, de l’espion. La nouvelle solidarité n’était pas seulement une solidarité avec ; c’était aussi une solidarité contre » (p. 638).

Phénomène historiquement concret, relationnel et conflictuel, la conscience de classe, si elle relève, on le sait, d’« un processus actif, mis en œuvre par des agents », reste donc dépendante de certaines conditions objectives. C’est le terme d’expérience, d’expérience de classe qui prend en charge cette dernière dimension. Si toute conscience de classe se crée (pour soi) à partir d’expériences multiples qu’elle n’a pas créées, elle ne se réduit pas à ces dernières (qui la désignent uniquement comme classe en soi) (2) : « Au contraire de l’expérience de classe, la conscience de classe ne se présente pas comme déterminée ».

Exactement dit, si « l’expérience de classe est en grande partie conditionnée par les rapports de production dans lesquels la naissance ou les circonstances ont placé les hommes », la conscience de classe est plutôt « la manière dont ces expériences se traduisent en termes culturels et s’incarnent dans des traditions, des systèmes de valeurs, des idées et des formes institutionnelles » (p. 16). Aussi s’agira-t-il toujours pour l’auteur de partir d’une « expérience » (l’expérience de la révolution industrielle telle qu’elle est vécue dans le petit peuple) et, en l’étudiant dans « le détail », de mettre en lumière le lieu « d’où sortit l’expression politique et culturelle de la conscience de classe ouvrière » (p. 272).

C’est évidemment dans la tension de l’expérience et de la conscience, de la condition objective et de la subjectivation transformatrice, que se loge la problématique « dialectique » étudiée à l’instant : c’est en ce sens que la conquête de la conscience de classe, tout comme le « développement du respect de soi et de la conscience politique », pourront aussi être mis au crédit de la révolution industrielle et des idéologies qu’elle charriait. Dire que le rapport de l’idéologie à ce qui y résiste est de nature dialectique, c’est donc dire non seulement que la coupure à l’égard de l’idéologie n’est jamais définitivement acquise (et l’on comprend mieux la critique thompsonienne du premier Althusser ), mais encore qu’une conscience de classe provient de et demeure dans l’élément idéologique, en tant qu’elle puise dans cette même dimension les forces antagoniques qui, politiquement, s’opposent à elle.

Voilà bien pourquoi Thompson insiste tant sur l’idée que la conscience de classe s’incarne concrètement, d’une part dans un ensemble de conduites et de valeurs, d’autre part dans des formes organisationnelles spécifiques. Pour autant, sphères culturelles et axes institutionnels n’ont pas de contours nettement découpés d’un moment historique à un autre, ni même d’une classe à une autre (ni d’ailleurs au sein d’une même classe). Les valeurs et les formes culturelles où s’incarnent la classe ouvrière sont dépendantes de valeurs et de formes antérieures, transformées par la révolution industrielle, et sur lesquelles fait fond, pour mener à bien sa formation, la classe ouvrière, mais au prix de les modifier elles-mêmes en retour, etc. Les sociétés de secours mutuel sont exemplaires : elles favorisent la formation de la conscience de classe en tant qu’elles résultent elles mêmes de l’expérience de classe : « Les sociétés de secours mutuel ne “découlaient” pas d’une conception de la société ; les conceptions, comme les institutions, furent le produit de certaines expériences communes (…). En même temps, on peut voir ces sociétés cristalliser une éthique de la mutualité répandue beaucoup plus largement dans les expériences “denses” et “concrètes” des ouvriers » (p. 557)."



Extrait  « Sur le concept de conscience de classe dans La Formation de la classe ouvrière
anglaise, et au-delà », de Thomas Bolmain, - Cahiers du GRM [En ligne], 5 | 2014, mis en ligne le 06 mai 2014,
Un article à lire dans ta totalité ici  http://grm.revues.org/418 

Si sur certains aspects l'article est fort intéressant la conclusion vaut le détour...ainsi " Il faut admettre que l’actualité effective de la notion de conscience de classe, en 2013, ne va nullement de soi. Le lieu où nous pouvons commencer d’appréhender de façon renouvelée sa nature et son fonctionnement, est un lieu pour l’heure cantonné au domaine théorique" de quoi franchement rire après la lecture de l'article. Nous serions tentés d'inviter son auteur à fréquenter un peu plus le "réel"....les "conditions objectives" ou certains lieux de sociabilités même primaires de la "classe ouvrière" en lutte ou pas.


(1) Edward Palmer Thompson (1924-1993)

(2). On lira dans cette perspective le texte ancien – d’ailleurs peut-être sartrien autant qu’hégélien – de C. Castoriadis, « Phénoménologie de la conscience prolétarienne », in La Question du mouvement ouvrier. Écrits politiques 1945-1997, I, t. 1, Paris, éd. du Sandre, 2012, p. 363-377.